Civilisation (Jaime Torres Bodet)

« Un homme meurt en moi toutes les fois
Qu’un homme meurt quelque part assassiné
Par la peur et la hâte d’autres hommes.
Un homme comme moi : pendant des mois
Caché dans les entrailles d’une mère
Né comme moi
Entre l’espérance et les larmes
Triste d’avoir joui
Et fait de sang et de sels et de temps et de rêves.
Un homme qui voulut être plus qu’un homme
Capable de léguer joyeusement ce que nous laissons aux hommes à venir
L’amour, les crépuscules et les femmes
La lune, la mer, le soleil, les semailles,
Des tranches d’ananas glacées
Sur les plateaux de laque de l’automne,
Le pardon dans les yeux,
L’éternité d’un sourire,
Et tout ce qui vient et qui passe
L’angoisse de trouver
Les dimensions d’une complète vérité.
Un homme meurt en moi, chaque fois qu’en Asie
Ou sur le bord d’un fleuve
D’Afrique ou d’Amérique
Ou au jardin d’une ville d’Europe
La balle d’un homme tue un homme
Et sa mort défait
Tout ce que je croyais avoir hissé
En moi sur des roches éternelles :
La foi en mes héros
Mon goût de me taire sous les pins
L’orgueil que j’avais d’être homme
En entendant mourir Socrate dans Platon,
Et jusqu’à la saveur de l’eau, et jusqu’au clair plaisir
De reconnaître que deux et deux font quatre
Car de nouveau tout est mis en doute
Tout
De nouveau s’interroge
Et pose mille questions sans réponse
A l’homme où l’homme
Pénètre à main armée
Dans la vie sans défense d’autres hommes.
Soudain brûlées,
Les racines de l’être nous étranglent
Et plus rien n’est sûr de soi
Ni dans la semence le germe,
Ni l’aurore pour l’alouette
Ni dans le roc le diamant
Ni dans les ténèbres l’étoile
Lorsqu’il y a des hommes qui pétrissent le pain de leur victoire
Avec la poussière sanglante
D’autres hommes. »

– Jaime Torres Bodet (1902-1974), poète mexicain (Source : Roland Jaccard, L’exil intérieur, Paris : PUF, 1975, fin du livre, non paginée)