L'engourdissement intérieur (la maladie du siècle)

« [D]es nouveaux « patients », dont le comportement est normal, qui ne sont pas malades dans le sens conventionnel du terme, mais qui souffrent de la « maladie du siècle », de ce malaise, de cet engourdissement intérieur (...). Ces nouveaux « patients » viennent trouver l'analyste sans trop savoir ce dont ils souffrent. Ils se plaignent de dépression, d'insomnie, de leur vie conjugale malheureuse, de leur travail sans joie, et de toutes sortes de troubles similaires. Ils s'imaginent que l'un ou l'autre de ces symptômes constituent leur vrai problème et qu'être débarrassés de ce trouble particulier résoudrait leur malaise. Ces malades, toutefois, ne s'aperçoivent pas que leur problème n'est pas celui de leur dépression, de leur ménage, de leur insomnie, ou de leur travail. Les différents motifs de plaintes ne sont que la forme consciente par laquelle notre culture leur permet d'exprimer un trouble bien plus profond, trouble commun aux différents patients qui s'imaginent consciemment souffrir de tel ou tel symptôme particulier. Leur souffrance commune est celle d'une aliénation d'eux-mêmes, de leur prochain, de la nature. C'est le sentiment que la vie leur file comme du sable entre leurs doigts, et qu'il leur faudra mourir sans avoir vécu. C'est le sentiment qu'au milieu de l'opulence ils vivent néanmoins sans aucune joie.

Que peut apporter l'analyste à ceux qui souffrent de cette « maladie du siècle » ? Cette aide différera et doit différer de la « cure » destinée à écarter les symptômes pathologiques de ceux qu'afflige un comportement socialement anormal. Pour ceux qui souffrent de cette aliénation, la guérison ne consistera pas dans l'absence de maladie, mais dans la présence du bien-être.

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La première approximation d'une définition du bien-être pourrait se formuler ainsi: le bien-être, c'est être en accord avec la nature de l'homme.

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L'existence humaine pose une question. Sans qu'il y aille de sa volonté, l'homme se trouve précipité dans la vie. Il en est retiré toujours sans qu'il y aille de sa volonté. Contrairement à l'animal qui trouve en ses instincts un mécanisme intrinsèque d'adaptation à l'environnement et vit complètement intégré à la nature, l'homme est dépourvu de ce mécanisme instinctif. Il lui faut vivre sa vie. Il n'est pas vécu par elle. Il est dans la nature, et cependant la transcende. Il a conscience de lui-même et cette conscience de lui-même comme entité séparée lui donne un intolérable sentiment de solitude, d'égarement, d'impuissance. Le fait même d'être né pose un problème. Au moment de sa naissance, la vie pose une question à l'homme. À cette question, il lui faut répondre. Il lui faut répondre à chaque instant de sa vie. Ce n'est ni son esprit, ni son corps qui doivent répondre. C'est lui, l'individu qui pense et rêve, qui mange et boit, pleure et rit – l'homme dans sa totalité – qui doit répondre. Et la question est celle-ci : Comment surmonter ce que crée cette expérience de la séparation, emprisonnement, souffrance, honte ? Comment trouver l'union avec nous-même, avec notre prochain, avec la nature ?

La question est toujours la même. Cependant, il y a plusieurs réponses ou plutôt, fondamentalement, il n'y en a que deux. La première est le dépassement de la séparation et le retour à l'unité par régression au stade d'unité préexistante à l'apparition même de la conscience, c'est-à-dire avant la naissance de l'homme. L'autre consiste à devenir totalement né, à développer sa conscience, sa raison, sa capacité d'amour au point de parvenir à dépasser son propre conditionnement égocentrique, à accéder à une harmonie nouvelle, à une nouvelle unité avec le monde. »

– Erich Fromm, "Psychanalyse et Bouddhisme Zen", dans D.T. Suzuki, E. Fromm et R. DeMartino, Bouddhisme Zen et psychanalyse, Paris : PUF, 1971 (coll. Quadrige), p. 95-98 (extraits)