Éloge de l’âge (Christian Combaz)

« La seule attitude digne face à l’échéance est celle que l’on adopte dans une salle d’attente, quand on n’a pas le cœur de lire une revue. Elle consiste à regarder devant soi calmement. » (p. 16)

« La vieillesse est un âge où, par bonheur, la fatigue des cellules vous délivre de mille soucis ennuyeux : séduire, conquérir, écraser ses adversaires, exercer un pouvoir, promouvoir la vérité sont de moins en moins nécessaire. On s’en lasse. On n’est plus très sûr que le pouvoir soit amusant, ni que la vérité soit bonne à dire. » (p. 41)

« Contraindre les vieillards à participer à notre agitation le plus longtemps possible, jusqu’à la limite de leurs forces, c’est avoir une très haute idée du jeu qu’on leur propose. Il est d’usage de prétendre que rien ne vaut la vie, mais après tout qu’en savons-nous ? Ceux qui l’ont vécue si longtemps ne sont-ils pas mieux placés que nous pour en juger ? » (p. 44)

« La pauvreté d’un homme n’est jamais telle, dans l’âge adulte, qu’il doive perdre son nom. À l’hospice, c’est le cas. La personnalité du pensionnaire est si menacée, par l’institution et par le groupe, qu’il développe des réflexes maladifs de défense dont la plupart n’ont rien à voir avec ce qu’on pourrait appeler le gâtisme et ressortissent plutôt de la névrose concentrationnaire. » (p. 47)

« Grâce à Dieu, ces temps d’obscurantisme social sont révolus. Désormais, il y a un deuxième salaire à la maison, les enfants vont à la crèche, on passe le mois d’août au bord de la mer, on change de voiture l’année prochaine et grand-mère est dans une maison de retraite où l’on s’occupe très bien d’elle. » (p. 49)

« L’idée selon laquelle le bonheur passe par la recherche d’un commerce, d’une distraction de l’individu par le groupe doit être réprouvée. Elle est idiote. Elle est dangereuse. Elle est cause que les gens ignorent pourquoi ils vivent et pourquoi ils vont mourir. Elle les jette aveuglément dans la recherche des plaisirs grégaires de l’existence, et quand, par malheur, ils ne sont plus capables d’y avoir part, leur solitude les accable, parce qu’ils n’ont jamais appris à l’apprivoiser, ni d’ailleurs à reconnaître celle de l’autre. Au reste, ils ne savent pas ce que signifie vraiment la solitude humaine et croient que la leur est unique. » (p. 54)

« La vieillesse marque les retrouvailles de chaque homme avec lui. Le propre de l’enfant est d’acquérir la notion de la solitude, le propre du vieillard, de la retrouver. De là vient que ces deux âges de la vie sont si proches et si naturellement voués l’un à l’autre. Hélas, désormais les enfants sont privés de vieillesse et les vieux sevrés d’enfance. » (p. 69)

« Il est devenu insupportable à la plupart d’entre nous de songer que nous sommes promis à n’être plus, un jour ou l’autre, qu’un regard suspendu au bord du vide. » (p. 69)

« Le regard du vieillard témoigne d’une solitude et d’une gravité qui nous gênent. L’attention qu’il porte à ce qui l’entoure n’est pas forcément craintive ni malheureuse, mais elle est empreinte d’une distance qui inquiète. Elle irrite en tout cas les adultes, parce qu’ils sentent que, par comparaison, l’échelle de leur propre perception est étroite et insuffisante. » (p. 70)

« C’est dans l’apprentissage de cette distance que réside la plus solide vertu de la vieillesse. Redevenir seul au monde. » (p. 70)

« Il y a mille façons d’entrer en contemplation. L’une des moins répandues, contrairement à ce qu’on croit, est d’entrer en religion. La plus courante est de vieillir. Elle est à la portée de chacun. » (p.71)

« Si les vieux étaient plus aimés et moins suivis, ils garderaient cet humour qui les honore. Ils sont faits mieux que personne pour se moquer de tout et d’eux-mêmes avec détachement, puisque tout - et parfois eux-mêmes, se détache d’eux. » (p. 75)

« Ainsi disparaît peu à peu l’un des charmes les plus délicieux de la vieillesse qui consiste à plaisanter de la vie. Elle préfère s’en plaindre. » (p. 76)

« La référence au jugement de quelqu’un qui n’est plus dans la course et se trouve donc capable non seulement de neutralité mais d’indulgence, le pouvoir de distinguer en permanence ce qui est important de ce qui ne l’est pas, la faculté du pardon et de la distance nous manquent ; et ce manque nous empoisonne. Nous devrions placer nos vieux sur la chaise de l’arbitre, au lieu de quoi nous ne leur laissons que le choix entre jouer avec nous ou disparaître. » (p. 78)

« Grâce à eux, nous pourrions concevoir la vertu des notions que l’on retrouve dans la plupart des religions asiatiques, et dont, par un fait curieux, les nôtres ne font pas grand cas : le vide, l’immobilité, le silence, la solitude, le cycle de la naissance et de la mort dans la nature, tout cela leur est familier. » (p. 79)

« En vérité, l’Occident est en train de s’infliger la vieillesse la plus bête du monde. » (p. 83)

« Ceux qui ne prennent pas la vie pour un grand jeu, ceux qui n’achètent pas de costumes clairs, ne vont pas au cours de danse et ne s’abonnent pas aux magazines de la « retraite active », enfin les vieillards dont l’existence n’est pas encore gouvernée par les préceptes modernes, illustrent à leur manière humblement un paradoxe : comment se fait-il qu’à restreindre de bon gré les dimensions de son univers, le nombre de ses gestes et presque celui de ses pensées, l’homme diminué, immobile et reclus soit souvent plus libre et heureux que l’homme qui s’agite ? » (p. 84)

« Si la communication connaît de nos jours une fortune extraordinaire, c’est à raison même de notre infirmité devant la solitude (qu’elle contribue d’ailleurs à aggraver sans cesse). Nous ne savons pas rester seuls. » (p. 92)

« Il est commun de prétendre que les hommes meurent plus tôt que les femmes parce qu’ils boivent davantage ou fument trop de cigarettes. On peut se demander plutôt s’ils ne meurent pas de s’être définis par l’accessoire : leur travail, leur position de chef de bureau, leur aptitude à « communiquer » en réunion, etc. La société les prive un jour de ces babioles, qui leur permettaient de nourrir non seulement leur famille, mais aussi, et surtout leur orgueil. Ils ne sont plus personne. Quand on n’est plus personne, on disparaît. » (p. 94)

« Il ne s’agit plus de prévenir la vieillesse puisqu’elle est là, mais de l’ignorer. Les candidats à l’amnésie sont nombreux... » (p. 96-97)

« Il aimait à dire que tous les hommes sont locataires par nature. » (p. 98)

« L’hindouisme divise les périodes les plus vastes de l’histoire de l’Univers, appelés kalpas, en périodes plus brèves, les yugas. Nous serions en ce moment plongés dans le dernier des quatre yugas du cycle où nous vivons, appelée yuga de Kali, qui doit s’achever par la destruction de ce qui nous est familier. Or, parmi les signes de décadence qui annoncent le désastre futur, figure ceci que « les vieillards, privés de la vraie sagesse de leur grand âge, essaient de se comporter comme les jeunes ». Si vraiment, il s’agit là d’un signe indiscutable de la fin des temps, on est en droit de nourrir quelque inquiétude pour l’immédiat. Il est peut-être l’heure d’aller peupler les forêts. » (p. 103-104)

« Nombre de vieillards se complaisent au récit des mille manières dont ils ont promené leur bracelet-montre. À mon avis, ils devraient plutôt regarder l’heure. » (p. 111)

« Je déplore que nous leur infligions notre névrose de l’agitation au lieu d’aller nous asseoir auprès d’eux. » (p. 112)

« L’homme vieux. Le grand âge se manifeste justement chez lui par la révélation inopinée de ces vertus féminines ; car la vieillesse n’est pas seulement le temps de la noble indifférence, il est aussi celui de l’indifférenciation. » (p. 114)

« Ceux qui trouvaient l’oubli par le travail retrouvent la mémoire. » (p. 120)

« Peut-être n’a-t-on pas très bien mesuré la différence qui existe entre le détachement et le renoncement. Un retraité peut bien renoncer à tout, s’il n’est pas détaché, il reste le plus malheureux des hommes. Mais s’il n’est attaché à rien, il tire profit de tout. » (p. 126)

- Christian Combaz, Éloge de l’âge, Paris : Fayard, 2000, c1987, 196 p.