Réflexions sur l'isolement (Dostoïevski)

« Chacun cherche à présent à isoler le plus possible son moi, on veut éprouver en soi-même la plénitude de la vie, et pourtant, au lieu d'atteindre cette plénitude, tous ces efforts n'aboutissent qu'à un suicide total, car au lieu d'une pleine affirmation de l'individu, on tombe dans une solitude complète. Car tous, de nos jours, se sont fractionnés en unités, chacun se retire dans son trou, chacun s'écarte des autres, se cache et cache ce qu'il possède, et chacun finit par repousser ses semblables et par être repoussé par eux. On amasse solitairement des biens et l'on pense : comme je suis fort maintenant et comme je suis à l'abri, mais il ignore, l'insensé, que plus il amasse, plus il s'enfonce dans une impuissance qui équivaut au suicide. Car il est habitué à ne compter que sur lui-même et, en tant qu'unité, il s'est détaché de la collectivité, il a accoutumé son âme à ne pas croire à l'entraide, aux hommes et à l'humanité, et il tremble seulement à l'idée de perdre sa fortune et les droits acquis. Partout le cerveau des hommes cesse aujourd'hui ironiquement de comprendre que la véritable garantie de la personne réside non dans un effort personnel isolé, mais dans la solidarité des hommes. »

– Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Paris: Le Livre de Poche « Classiques », c1879-1880 (1994), p. 349