Jugement de goût

« Je ne comprends rien au succès de Faulkner, du baseball, de Bob Hope, d’Henry Miller, de Shakespeare, d’Ibsen, des pièces de Tchékhov. G.B. Shaw me fait bâiller. Tolstoï aussi. Guerre et Paix est mon bide le plus sanglant depuis Le Manteau de Gogol. Mailer*, j’en ai déjà parlé. Bob Dylan, à mon avis, en rajoute, mais je dirai que Donovan a du style. Je n’y comprends rien. Boxe, rugby, basket fonctionnent à l’énergie. Hemingway jeune était bon. Dosto très dur. Sherwood Anderson les yeux fermés. Le Saroyan jeune. Le tennis et l’opéra vous vous les gardez. Les belles bagnoles, du balai. Le fétichisme, mouais. Bagues, montres, mouais. Le très jeune Gorki. D.H. Lawrence, d’accord, Céline pas de problème. Merde aux œufs brouillés. Artaud quand il s’énerve. Ginsberg à petites doses. La lutte gréco-romaine – hein??? Jeffers, évidemment. Et ainsi de suite, et qui a raison ? Moi, bien sûr. Mais oui, bien sûr. »
Charles Bukowski (« Carnets d’un suicidé en puissance », dans Contes de la folie ordinaire. Paris : Grasset : Le Sagittaire, 1981, p. 175)

[*] « Un type m’apporte un bouquin de Norman Mailer. Ça s’appelle Chrétiens et Cannibales. Putain, il empile les mots. Pas de force, pas d’humour. Je ne comprends pas ça. Il dégobille les mots, n’importe quel mot, n’importe quoi. C’est ça qui arrive quand on devient célèbre ? La chance qu’on a, toi et moi ! »
ibid., p. 172

Je ne partage pas entièrement ce jugement de goût de Bukowski. Miller, j'adore et je comprends qu'il soit devenu célèbre. La Crucifixion en rose est une trilogie magnifique. Dostoïevski n'est pas très dur. J'ai plongé dans L'Idiot et je l'ai lu en trois jours. Mémorable expérience ! Ça ne m'étonne pas d'apprendre que Freud fut fortement influencé par la profondeur d'analyse de cet écrivain russe. Yourcenar me ravit pour l'étendue de sa culture, son écriture et l'acuité de sa pensée. J'aime Montherlant et sa misogynie ne m'atteint pas. Watts et Krishnamurti, pas de problème. Stravinski et Gainsbourg les yeux fermés. Rufus Wainwright aussi. Rimbaud et Prévert à bonnes doses. Modigliani, n’importe quand. Tout Picasso. Lou Salomé pour son indépendance d'esprit et de moeurs. Bobin, je regrette de le dire, m’endort au bout d’un moment. Schmitt me fait bâiller. Del Vasto pour Le pèlerinage aux sources. Très certainement David-Néel et ses journaux de voyage. Schopenhauer, à petites doses, Sade aussi. Hesse et Kundera, sans hésitation. Falardeau au Temps des bouffons était percutant. Mankell, ses polars surtout. La littérature africaine francophone et la fraîcheur de l'imaginaire. Woody Allen et son personnage névrotique, bourré de questionnements existentiels, en quête de sens, qui tourne tout en dérision. Sa période référant à Bergman est très bonne, mais rien ne vaut Bergman lui-même. Bukowski et son irrévérence, d’accord. Nietzsche, évidemment, pour le remue-ménage des pensées. Pourquoi pas Wittgenstein et son Tractatus logico-philosophicus : avec lui, l'exercice logique devient un jeu. Les foulards, les chapeaux, je les garde. Merde aussi aux œufs brouillés. Et j'en passe, et qui a raison ?