Exil intérieur (Roland Jaccard)

Dans L’exil intérieur : Schizoïdie et civilisation (Paris : PUF, 1975, coll. « Points »), Roland Jaccard trace le portrait psychologique de l’homme de la modernité :

« Surcontrôlé de l’extérieur, autocontrôlé de l’intérieur, décorporalisé, désexualisé, hypernormalisé, l’homme de la modernité sera de plus en plus l’image même de l’homme administré coulant une existence paisible dans les sociétés d’abondance totalitaires – sans jamais prendre conscience que, si ses besoins y sont satisfaits, c’est au détriment de sa vie même. » (p. 153)

Le poète grec Dimitri T. Analis le dépeint sous les traits du jeune cadre dynamique, « un sujet très individualisé, très centré sur lui-même, très conflictualisé, peu socialisé, avec des représentations inconscientes surinvesties et très personnalisées. Dans son attaché-case, il promène autour du monde sa névrose, ses petites angoisses et sa grande solitude. » (p. 19)

L’exil intérieur, c’est le « retrait de la réalité chaude, vibrante, humaine, directe; et le repli sur soi; la fuite dans l’imaginaire. » (p. 8)

Pour illustrer cet exil intérieur, Roland Jaccard décrit une expérience que nous avons tous faite :

Revenant après quelques jours ou quelques semaines d’un pays dit sous-développé où, malgré la misère, la vie est encore chaleureuse, on arrive un beau matin à Orly; on prend le métro; on observe; et on est saisi d’effroi et de stupeur en regardant ces visages figés et cadavériques qui se déplacent à un rythme rapide et stéréotypé dans un mutisme parfait. Comment ne pas songer alors à ces schizophrènes chroniques, ces schizos éteints, que l’on voit déambuler sans fin dans les couloirs de l’hôpital psychiatrique ? » (p. 104)

Il semble évident pour l’auteur que la civilisation moderne (qualifiée de « moderne médiocratie anonyme ») produit des individus éteints, « englués » dans leur misère psychologique, coupés d’autrui, dissociés. Entre le schizophrène et l’homme moderne schizoïde, la différence n’est que de degrés.

Suivant les analyses de Georges Devereux dans ses « Essais d’ethnopsychiatrie générale » (Gallimard, 1970), l’auteur démontre que les principales caractéristiques de la symptomatologie schizophrénique sont présentes et systématiquement encouragées par notre civilisation moderne.

Mentionnons les plus importants symptômes schizoïdes : le détachement, la réserve affective, la froideur, l’attrait pour le cérébral, le prestige lié à l’insensibilité (impassibilité du diplomate ou du joueur de poker), le profond mépris pour l’émotivité, l’incapacité d’aimer et d’être aimé, le morcellement et l’engagement partiel, la fragmentation à l’extrême des êtres (les affaires sont les affaires et ne sont pas mêlées à l’amitié ou à l’amour), l’instrumentalité des individus (simple rouage d’une machine, nous nous côtoyons, mais nous ne nous rencontrons jamais) et l’infantilisme.

L’auteur fait remarquer que ce n’est pas un hasard si notre société voue un culte à l’apparence juvénile, incitant les individus à penser, à sentir et à agir d’une manière infantile. Il n’y a qu’un pas vers la régression fœtale du schizophrène.

Des adultes intelligents et mûrs, voilà bien ce qu’aucun pays dit civilisé ne se soucie d’obtenir, car rien n’est plus difficile à gouverner que des adultes intelligents. » (G. Devereux, p. 107)

Non seulement la civilisation moderne multiplie les aliénations et les frustrations, mais elle fournit des exutoires pathologiques en usant de techniques régressives susceptibles de créer un état d’euphorie et d’hébétude qui empêche l’affrontement des individus en présence de leur propre angoisse.

Parmi ces techniques régressives se trouvent l’emploi massif de l’alcool, des drogues et des médicaments (effet anti-anxiogène), la fonction hypnotique et narcotique des machines à image (cinéma, télévision – ajoutons "Internet" qui était inexistant lorsque l’auteur a rédigé son essai), l’effet euphorisant que provoque la vitesse (et le goût immodéré pour la compétition et la rivalité) et la prolifération des clubs de vacances, de soins de santé et de loisirs, de véritables cliniques d’oubli pour les grands blessés psychiques de notre société.

Les quelques rapports vrais, authentiques et profonds qu’entretiennent les individus dans la civilisation moderne servent de soupape de sécurité. Les interactions dans cette sphère privée deviennent si denses, si concentrées que leur potentialité de violence est élevée et qu’elles en deviennent vite insupportables et ne peuvent conduire qu’à de nouvelles frustrations.

Roland Jaccard conclut sur ces mots :

« L’homme de la modernité, schizoïde et morcelé, va s’étendre planétairement et le processus de modernisation et de normalisation en cours n’en est qu’à ses débuts; les rêveries apocalyptiques, révolutionnaires ou progressistes/humanistes, ne sont et ne seront jamais plus qu’un remède à la dépression plus ou moins ressentie par tel ou tel individu ou par telle ou telle partie du corps social. » (p. 110)

Est-ce nécessaire d’ajouter que cet ouvrage a été publié en 1975 ? L’analyse n’est-elle pas criante d’actualité et de vérité ?