Marguerite Yourcenar: La dégradation de l'environnement

Marguerite Yourcenar fut humaniste et visionnaire sur plusieurs plans. Dès 1974, sur la dégradation de l’environnement, par exemple, elle écrivait des passages lucides et intelligents.

« Je regrettais, non pas la fin d’une maison et des quinconces d’un jardin, mais celle de la terre, tuée par l’industrie comme par les effets d’une guerre d’attrition, la mort de l’eau et de l’air aussi pollués à Flémalle qu’à Pittsburgh, Sydney ou Tokyo. Je pensais aux habitants de l’ancien village, exposés aux crues subites du fleuve qui n’avait pas encore été régularisé dans ses berges. Eux aussi avaient par ignorance souillé la terre et abusé d’elle, mais l’absence d’une technique perfectionnée les avait empêchés d’aller très loin dans cette voie. Ils avaient jeté à la rivière le contenu de leurs pots de chambre, les carcasses du bétail qu’ils assommaient eux-mêmes et les saletés du corroyeur ; ils n’y déversaient pas des tonnes de sous-produits nocifs ou même mortels ; ils avaient à l’excès tué des bêtes sauvages et abattu des arbres ; ces déprédations n’étaient rien auprès des nôtres, qui avons créé un monde où les animaux et les arbres ne pourront plus vivre. Ils souffraient, certes, de maux que les naïfs progressistes du XIXe siècle crurent à jamais révolus : ils manquaient de vivres en temps de disette, quitte à se bourrer en temps d’abondance avec une vigueur que nous imaginons mal ; ils ne se sustentaient pas d’aliments dénaturés à l’intérieur desquels circulent d’insidieux poisons. Ils perdaient un tragique pourcentage d’enfants en bas âge, mais une sorte d’équilibre se maintenait entre le milieu naturel et la population humaine ; ils ne pâtissaient pas d’un pullulement qui produit les guerres totales, déclasse l’individu et pourrit l’espèce. Ils subissaient périodiquement les violences de l’invasion ; ils ne vivaient pas sous la perpétuelle menace atomique. Soumis à la force des choses, ils ne l’étaient pas encore au cycle de la production forcenée et de la consommation imbécile. Il y a cinquante ans ou trente ans à peine, ce passage d’une existence précaire de bêtes de champs à une existence d’insectes s’agitant dans leur termitière semblait à tous un progrès incontestable. Nous commençons aujourd’hui à penser autrement. »

– Marguerite Yourcenar, Souvenirs pieux, Paris: Gallimard, 1974, p. 96-97